Portrait de femme : Soumaëla Boutant
Au début de mon adolescence, j’ai vécu le déracinement avec tous les processus d’adaptation qui en découlent. Cette expérience a profondément marqué ma vie de par sa richesse mais aussi les bouleversements qu’elle m’a fait vivre. Puis, lorsque j’ai entamé mes études de psychologie, j’ai rapidement cherché à comprendre les mécanismes par lesquels j’étais passée en tant que française venue d’ailleurs.
J’ai très tôt été interpelée par les concepts théoriques trop souvent ethnocentrées qui nous étaient enseignés à la fac de psycho. Toutes ces théories, toutes ces recherches réalisées dans des contextes culturels si éloignés du mien me donnaient l’impression d’une psychologie à l’emporte-pièce où nous n’existions qu’à travers le prisme de l’autre : la bonne manière de faire famille, la bonne manière de s’exprimer, la bonne manière de traiter les désordres psychiques, toutes ces conceptions étaient et sont encore bien souvent complètement européanocentrées, tandis que d’autres approches dites traditionnelles sont reléguées au rang de folklore.
Ça ne faisait pas sens pour moi et je ne m’y reconnaissais pas. Alors, en fin de cursus, je m’en suis détournée et je me suis orientée vers la psychologie inter et transculturelle.
Comment t’es venue l’idée de créer le compte Territoire Nomade et quels messages souhaites-tu transmettre à travers cette plateforme ?
Après 10 ans à travailler en institution en Martinique, j’ai profité de mon installation en Guadeloupe pour me lancer pleinement dans l’aventure du libéral. Travailler pour soi est passionnant, c’est enfin l’opportunité d’explorer les chemins qui nous intéressent vraiment, mais cette exploration est bien souvent solitaire si on reste dans le huis clos de son cabinet. J’ai ressenti le besoin de m’ouvrir et partir à la rencontre du monde à une période où les interactions étaient réduites par la pandémie. Socialiser malgré la distance, c’est là un des avantages des réseaux sociaux.
À travers ce compte je m’adresse aux personnes qui se sentent dans l’entre deux. Ni d’ici, ni de là-bas. C’est un sentiment qui me traverse depuis petite, cette idée qu’il y a une part de moi ailleurs.
Quel que soit d’où l’on vient, je crois que nos identités sont profondément nomades. Elles bougent et évoluent au gré de nos histoires, au gré des chemins que l’on explore et des rencontres que nous faisons. Certains travaillent dur à rester les mêmes, mais j’ai le regret de leur annoncer que leurs efforts sont vains. Comme Edouard Glissant, je suis convaincue que le monde se créolise, il se transforme de manière imprévisible et ce processus est irréversible.
Selon toi, quels bénéfices une femme noire peut-elle tirer d’être suivie psychologiquement par une autre femme noire ?
Elle peut s’identifier, et partager des repères communs. C’est important surtout quand on aborde en thérapie des questions relatives à l’identité, aux oppressions systémiques. Ce sont des réalités qui ne sont pas toujours faciles à aborder avec un thérapeute qui n’est pas au fait des ces questions.
Souvent, les femmes noires qui entreprennent une thérapie avec moi sont à la recherche d’une psy qui leur ressemble, qui partage leurs codes. Une psy avec laquelle elles peuvent baisser leur garde et faire tomber le masque des convenances, parler créole, parler de leurs défis de femme noire dans le monde d’aujourd’hui.
La question des oppressions et des discriminations est facilement évoquée dans mes accompagnements sans devenir toutefois le centre de la thérapie. Consulter quelqu’un qui nous ressemble peu faciliter voire encourager l’accès au soin et dans nos communautés peut-être encore plus qu’ailleurs nous en avons cruellement besoin.
Étant toi aussi originaire des Antilles, quelle est ton opinion sur l’évolution de la santé mentale sur nos territoires ?
Notre peuple va mal. C’était déjà le cas avant le covid, mais la santé mentale était jusque-là peu prise en considération.
Je crois que l’on sous-estime largement l’impact traumatique qu’a eu la pandémie. Les personnes se sont retrouvées isolées face à ce qu’elles ont appris des années durant à éviter et à dissimuler soigneusement sous le tapis.
Nous sommes sur des territoires où la fête est un exutoire et elle agit comme un véritable régulateur de l’humeur. Au-delà de leur dimension culturelle, des évènements comme le tour des yoles, le carnaval et leur corolaires (l’alcoolisation à outrance, la consommation de drogues et les pratiques sexuelles à risques) viennent masquer une détresse psychique importante. Face à cela, la thérapie qui demande du temps de l’implication et de l’engagement est bien moins attrayante.
Mais depuis bientôt 2 ans, les personnes et les femmes notamment osent enfin déposer les armes et demander de l’aide. Plus seulement pour leurs enfants, mais aussi pour elles. Des siècles d’injustices et d’oppression ça laisse des traces, et ces traces, ces traumas sont à chaque instant ravivés par des tensions sociales et raciales, et des inégalités insupportables avec l’hexagone.
Pour finir, quels sont tes projets à l’avenir et que souhaites-tu accomplir de plus ?
Je vois émerger autour de moi, toutes ces initiatives qui aspirent à toucher le plus de femmes noires possibles et c’est une bonne chose car il est urgent de rendre le soin psychique accessible à toutes.
Pour ma part, je ne souhaite pas accomplir plus, je souhaite accomplir mieux ce que je fais déjà depuis des années.
Délivrer des accompagnements de haute qualité, à taille humaine, c’est ce qui me tient le plus à cœur. Je poursuis cet objectif depuis 12 ans. J’aspire à proposer des espaces thérapeutiques toujours plus safe et plus flexibles, capables de s’adapter à la richesse des êtres humains qui composent ce monde. Car ce qui fait notre force, nous originaires des Antilles, c’est notre capacité à nous mouvoir, à nous adapter même dans la douleur, c’est notre capacité quoi qu’il arrive à nous enrichir de nos différences.